Saturday 6 March 2010

Alphonse Karr, 1853

Extrait de Promenades hors de mon jardin, 1853


C’est quand le soleil disparaît et quand on le revoit à l’horizon qu’il illumine le ciel de
ses plus belles teintes.
C’est un peu après l’hiver que les prairies s’émaillent de fleurs ; c’est un peu avant
l’hiver que les arbres se revêtent de pourpre et d’or.
Toujours après la privation, toujours un moment de perdu.
Les Niçois étaient fort embarrassés. Les gens heureux, comme les gens spirituels,
comme les gens bien portants, ne sentent ni le bonheur, ni l’esprit, ni la santé. Les habitants
de Nice voulaient sentir leur bonheur, et pour cela il fallait en user avec modération, il fallait à
tout prix se procurer un hiver. Mais où le prendre ? Dans les mois de novembre, décembre,
janvier, il y a dans les jardins des roses, des oeillets, des giroflées ; les orangers sont chargés
de fruits, les citronniers de fruits mûrs et de fleurs. Depuis cette époque s’appelle à Nice « la
belle saison ».
C’est, en effet, la saison « du passage des étrangers », qui viennent par volées s’abattre
sur cet asile, où ils se mettent à l’abri des frimas. C’est au point de vue de l’hiver, et pour
orner les divers trébuchets tendus à ces oiseaux, que le Niçois réserve toute son industrie, tous
ses efforts, c’est alors qu’on soigne, qu’on cultive les jardins.
Qu’ont-ils fait ? Ils se sont fait un hiver de l’été.
C’était hardi, mais le succès a pleinement couronné leurs efforts intelligents. Ils ont
réparé le tort qui leur avait été fait par la Providence ; ils ont déclaré n’accepter leur climat
que sous bénéfice d’inventaire et avec l’intention d’y annexer quelques perfectionnements. Ils
se sont insurgés contre la partialité de Dieu, ils ont conquis un hiver. Ils ont leur hiver comme
tout le monde.
Seulement, comme on ne peut appeler hiver une saison pleine de roses, d’oeillets et de
jasmins ; comme les mois de novembre, décembre, janvier, février, étaient pris d’avance par
une sorte de printemps ; comme mars, avril et mai voient encore des étrangers, - ils ont mis
l’hiver dans les mois de juin, juillet, août et septembre ; - ça ne fait que quatre mois, mais
qu’y faire ? Il y a des premières volées d’étrangers qui s’abattent sur Nice dès le mois
d’octobre. En attendant, on subit son hiver, - comme on lave son linge sale, - en famille.
Mai est à ses derniers jours et les jardins débordent de fleurs. Voilà le dernier étranger
parti ; il semble alors que la pièce est finie et que l’on baisse la toile. On coupe les fleurs qui
restent, on n’arrose plus, on taille très court les rosiers et les oeillets en même temps qu’on
serre le linge (la Biancheria) et l’argenterie. De l’eau à des fleurs ! Allons donc ! Nous n’en
aurions plus assez pour boire. Qui sait quand il pleuvra maintenant ! Il arrive parfois qu’un
oeillet rebelle, qu’un rosier anarchique s’avise de monter au bouton ; on le supprime en toute
hâte. Des fleurs l’été ! Pourquoi faire ? Gardez donc vos fleurs pour l’hiver. Est-ce qu’on
fleurit, l’été ? C’est commun, c’est paysan, c’est presque canaille.
Enfin, la mauvaise saison si laborieusement faite, se passe tant bien que mal, on s’est
préservé, tant qu’on l’a pu, du beau temps et des fleurs.
Le mois de septembre est fini, la belle saison revient avec le mois d’octobre. On
délivre la sève comprimée, réprimée, emprisonnée, on arrose les plantes, on leur permet de
fleurir ; bien plus, on les y engage. On sable les jardins, on ouvre les fenêtres, voilà la
mauvaise saison passée, voici l’hiver, Dieu soit loué ! Lâchez les fleurs.
Outre cet hiver général, appelé l’été par habitude, quelques habitants se font de petits
hivers particuliers, qu’ils commencent au printemps.
Par exemple, des étrangers qui habitaient une maison partent-ils dès le mois d’avril,
c’est le départ des hirondelles, c’est la mauvaise saison qui commence pour le propriétaire de
cette maison. Il plie immédiatement ses rideaux, il met les housses au jardin comme aux
fauteuils, il arrête le beau printemps comme un chef d’orchestre arrêterait ses musiciens, si le
public désertait tout à coup la salle. Le printemps ne peut pas se jouer devant les banquettes.
On coupe les thyrses des lilas qui allaient fleurir, il n’est pas rare que des lilas traités ainsi
fleurissent au mois de décembre, dans la belle saison, comme devraient toujours faire les lilas.
Quand on arrive à Nice, on croit, au premier abord, que les habitants sont de grands
amateurs de fleurs. On trouve dans les jardins de paysans et dans la campagne un grand
nombre de fleurs que nous cultivons en France avec beaucoup de soin, et souvent avec
beaucoup de peine dans nos parterres.
Ainsi des anémones doubles et simples, les hépatiques émaillent de leurs étoiles
écarlates, bleues et lilas, les versants des côtes. Les glaïeuls sont une mauvaise herbe dont on
chercherait à débarrasser les blés, si l’on était dans l’usage de sarcler. Des tulipes d’un rouge
de fer, qui, par une charmante harmonie, ont à la fois la forme et la couleur de la flamme ;
d’autres tulipes roses et blanches, des myrtes, etc., sont des plantes sauvages. Les grenadiers
et les rosiers forment des haies. Quand on parle de faire un jardin d’agrément, on dit : « il faut
ôter les orangers et les citronniers, c’est trop commun ». De loin en loin quelques palmiers se
dessinent en silhouette verte, mais ferme et nette sur le ciel limpide.
On se croit dans la situation de ce voyageur des contes arabes, qui arrive dans un pays
où les enfants jouent au palet, aux billes ou à la marelle avec des diamants, des rubis, des
émeraudes, des topazes, des améthystes, des diamants ronds ou aplatis. « Ce sont sans doute
les fils de quelque puissant roi », dit-il, et il s’incline avec respect. Les enfants se moquent de
lui, et bientôt il s’aperçoit que ces enfants ne sont que des gamins, comme les pierreries ne
sont que des cailloux de ce pays-là.
Le nombre des personnes qui s’occupent des fleurs est très restreint. Quand on a
découvert les roses, les violettes, les tubéreuses, les jasmins, le réséda, sont destinés aux
parfumeurs, cultivés par le paysan comme les choux et les tomates ; que les fleurs sont
cueillies chaque matin à peine entr’ouvertes, et que le propriétaire ou le promeneur voit
seulement celles qu’on a oubliées ou qui commencent à déplisser leurs pétales ; en un mot,
qu’il y a énormément de rosiers et peu de roses, le compte des vrais jardins n’est pas long à
faire ; faisons-le.
Quand on a cité la pittoresque villa de Saint-Vallier, appartenant à des Français,
comme l’indique surabondamment ce nom historique, où, au-dessus et au bord de la mer, on
trouve, sous un bois d’oliviers, un bosquet de camélias ; - le jardin du chevalier Lamarguerye,
Piémontais, qui a commencé à mettre à exécution l’intention d’en avoir une forêt ; - celui de
Monsieur Suziani, qui demeure, lui, dans un bois de rosiers bien choisis, dans un jardin qui a
été primitivement planté par un Français, mais qu’il enrichit chaque jour ; - ceux du comte et
de la comtesse Laurenti, qui prouvent qu’ils ont des fleurs en en donnant très généreusement ;
- le jardin Gastaud, où l’on se tient assez bien au courant des nouveautés ; - la magnifique
villa Bermond, à Saint-Etienne ; - puis, quand on a vu en passant sur la plage de la mer la
philosophique retraite pleine de roses du général Régis, et celle de Monsieur Ramorino, on
vous désigne encore deux amateurs de fleurs, un Anglais et un Français, qui, dit-on, sont fort
curieux et fort riches de belles plantes.
Tout porte à croire que Monsieur et Madame Dabbadie, l’un Américain, je crois,
l’autre Allemande, qui font bâtir un ravissant petit château sur la côte de Carabacel, ont trop
de goût pour ne pas vouloir remplir de belles fleurs le terrain qui entoure cette construction
élégante et poétique.
Un amateur distingué, mais amateur platonique, c’est le baron Prost, officier français
retiré à Nice depuis bien longtemps.
Monsieur Prost, membre de la Société d’horticulture de Paris, ayant des amis en
Angleterre, en Hollande, en Amérique et partout, en entretenant avec eux une correspondance
où l’horticulture n’est pas oubliée, demande et reçoit de belles plantes, des graines
précieuses ; mais il n’a pas le temps d’avoir un jardin. Le baron Prost s’occupe avec un égalsuccès de musique et de peinture. Depuis deux ans, il a étudié la médecine homéopathique, et
comme ses consultations sont gratuites, comme au besoin il ajoute sans augmentation de prix
les globules d’aconit ou de bryone ; c’est un des médecins les plus occupés. Notez que, doué
d’une merveilleuse facilité pour l’étude des langues, il les parle presque toutes avec une
aisance qui trompe agréablement les étrangers et leur rend sa société précieuse. On comprend
difficilement comment les vingt-quatre heures que lui donne chaque jour peuvent lui suffire
pour s’occuper encore d’observations scientifiques.
Le baron Prost n’a pas de jardin ; mais un jour la Princesse P, en se promenant l’hiver
dans son parterre, aperçoit avec admiration une plante nouvelle. De son côté, la comtesse…
trouve dans une partie déserte du sien une riche plate-bande qu’elle ne connaissait pas. On
s’informe, on questionne. On apprend qu’un homme s’est introduit clandestinement et a
planté sans rien dire ces richesses végétales : c’était le baron. On lui doit aussi l’introduction
de plusieurs belles plantes.
Une circonstance qui m’a beaucoup surpris, c’est de voir qu’au théâtre les femmes de
Nice n’ont que très rarement de fleurs, dans ce pays où ce n’est plus une flatterie
mythologique de dire qu’elles naissent sous leurs pas.
Est-ce qu’elles n’aiment pas les fleurs ? – Est-ce qu’on ne leur en donne pas ? – Est-ce
mauvais goût des hommes ? C’est une question que je n’ai pu encore résoudre. – Toujours
est-il que si vous voyez des femmes coiffées en fleurs naturelles ou portant de beaux
bouquets, vous pouvez être à peu près certain que ce sont des étrangères.
C’est ce qui explique qu’il n’y ait à Nice que trois cultivateurs de fleurs, dont deux
sont Français.
Il faut citer d’abord Monsieur Joseph Bresson, qui occupe un petit jardin et deux ou
trois serres avec ses enfants. Le père Bresson cultive avec placidité un certain nombre de
plantes auxquelles il est habitué et qui sont habituées à lui.
Il y a ensuite un nommé Marion, qui va en France chercher des plantes, et fait plus de
commission que de culture. – Je ne pense pas, du reste, qu’il doive contribuer beaucoup pour
sa part à répandre le goût des fleurs.
Mais il s’élève à Nice un établissement important, sérieux, et qui prendra d’ici à
quelque temps une des premières places dans les établissements européens destinés à
l’horticulture.
Monsieur le comte de Pierlas a consacré une très belle propriété et des capitaux
importants à la fondation de cet établissement, pour lequel il s’est associé un Français,
Monsieur Louis-Martin Joly, jardinier habile, instruit en horticulture et en beaucoup d’autres
choses, qui a acquis en peu de temps l’estime et la considération qu’il mérite.
L’établissement du Ray commence au point précis du perfectionnement où finissent
ceux qui l’ont précédé.
Ainsi on y trouve déjà des serres construites sur le plan de celles de mon célèbre ami
Van-Houtt, de Gand.
Monsieur le comte de Pierlas et Monsieur Martin Joly, ont d’abord fait venir de tous
les points les plus riches collections en tout genre, puis maintenant on multiplie, on sème et on
crée soi-même.
Ainsi, dès cette année, Monsieur Martin Joly a fait un semis de dahlias très heureux ; il
a bien voulu, en marque d’amitié, donner mon nom à un de ses grains.
Les chances d’avenir et de fortune que possède l’établissement du Ray, chances qui
doivent, habilement conduit comme il est, le porter au premier rang, consistent, selon moi, en
ceci. Le climat de Nice permet de cultiver et de multiplier à l’air libre presque toute la serre
tempérée de France, de Belgique et d’Angleterre. Ces conditions amèneront une économie
dans les frais de production qui rendra impossible, dans un temps donné, aux autres
établissements de lutter de bon marché avec lui. C’est encore un luxe qui se met à la portée de
tout le monde.
Je suis heureux de constater que les Français reconnaissent la très bonne et très
cordiale hospitalité que donne la ville de Nice à un grand nombre d’entre eux, et que, non
contents de prendre leur part des charmes de ce beau pays, ils contribuent encore à l’embellir.
Tu me demandes souvent, mon cher Léon, pourquoi je reste ici, c’est ici que je te
répondrai quand tu viendras m’y voir. Je me fie assez à ton amour intelligent de ce qui est
beau pour ne pas désespérer que tu oublies aussi de t’en aller, que tu t’acoquines dans ce pays
de printemps, et que tu remettes ton départ au lendemain, pendant une vingtaine d’années,
comme ont fait ici un certain nombre de gens qui sont venus y passer un mois, il y a quinze ou
vingt ans, et qui y sont encore.

http://www.cg06.fr/cms/cg06/upload/decouvrir-les-am/fr/files/dossier-peda-histoiredesjardins.pdf

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